L’emprise numérique ?
Note : ce qui va suivre est une forme condensée du double article que j’ai publié hier sur mon blog ; vous en trouverez donc une version plus complète ici et là.
Comme vous le savez, l’association Illyse était présente le week-end dernier au pôle numérique du salon Primevère. Au cours de ce salon, plusieurs d’entre nous se sont rendus à la conférence dans laquelle Cédric Biagini présentait le point de vue qu’il défend également dans son livre L’emprise numérique : comment Internet et les nouvelles technologies ont colonisé nos vies.
Cette conférence contenait de nombreux éléments intéressants, mais pas nécessairement dans le bon sens du terme : l’auteur a fait de nombreuses approximations et confusions assez importantes qu’il convient de souligner autant que les quelques bonnes idées qu’il a avancé.
En premier lieu, l’auteur a mentionné la HADŒPI, créée par la loi « création et Internet », en la présentant sous un jour assez peu réaliste. Pour ceux qui l’ignoreraient, cette loi, et cette « haute autorité » ont fait l’objet, en 2009, de débats houleux à l’Assemblée Nationale.
Et pour cause : proposée sous l’impulsion des entreprises d’édition de contenue, la loi visait à contraindre les fournisseurs d’accès à Internet à suspendre l’accès de leurs abonnés lorsque ceux-ci étaient soupçonnés (sans passage devant le juge) de téléchargement illégaux d’œuvre sous copyright (rappelons au passage que le copyright concerne les restrictions au droit patrimonial, comme les mesures anticopies ; il est donc différent du droit d’auteur, qui concerne le droit au respect de l’œuvre et de son auteur).
Cette loi a été, dans sa première forme du moins, rejetée par le Conseil Constitutionnel, comme Maître Eolas l’a explicité à ses lecteurs à l’époque, car elle écornait deux principes fondamentaux : la liberté d’expression et la présomption d’innocence, en parfaite opposition à la neutralité du réseau que défend Illyse.
Ensuite, il a présenté une histoire de l’informatique et du mouvement Hacker qui était quelque peu douteuse sur certains points, notamment le fait qu’il semblait considérer Bill Gates et Steve Jobs comme des Hackers, quand ceux-ci, s’ils étaient, il faut le reconnaître, des commerciaux assez doués, n’ont jamais eu les compétences techniques requises pour prétendre à ce titre.
En résultat de cette histoire approximative, il posait un « numérique » décrit comme une entité unique, encourageant par nature la subordination aux réseaux privés de Facebook, Twitter, Google et compagnie, sans qu’il y ait de différence notable entre l’enthousiasme suscité par l’influence des réseaux sociaux dans les révolutions du printemps arabe et celui suscité par la sortie du dernier smartphone à la mode ; et dans lequel le mouvement du logiciel libre n’était plus qu’une exception négligeable tentant de détourner le système sans le moindre espoir de succès.
Il posait également que l’accès à de grandes quantités d’informations apporté par le numérique, parce qu’il n’était pas suffisant pour permettre la société du savoir, n’en était pas non plus nécessaire, ce qui est d’une logique quelque peu douteuse.
Cependant, malgré ces points, et quelques autres, il a également abordé des éléments avec lesquels on peut plus facilement être d’accord.
Notamment, citant le sociologue allemand Hartmut Rosa, il a explicité en quoi les ordinateurs, conçus à la base pour nous faire gagner du temps, nous donnaient au contraire l’impression d’en manquer toujours plus, car l’augmentation massive des possibilités compense assez facilement l’efficacité accrue de nos opérations.
Il a également avancé un point, déjà soulevé par la communauté du numérique, selon lequel la très grande disponibilité des informations peut tendre à nous faire perdre l’habitude de se concentrer sur un sujet en particulier, ce qui peut parfois poser quelques problèmes.
Son conseil, en réponse à ces points, est, me semble-t-il, un bon conseil : nous ne devons pas devenir dépendant de nos outils, et savoir prendre du recul et nous débrouiller sans leur aide ; plutôt que de chercher à combler le temps gagné par l’utilisation de l’informatique pour mener d’autres activités, il est important de savoir en profiter pour se reposer, pour méditer, pour décrocher un peu.
Il me semble qu’il ne faut cependant, pour autant, pas oublier comme il semble le faire que le numérique a aussi de nombreux effets positifs, et plus particulièrement celui d’une grande facilitation de l’accès à parole : la présence d’un réseau libre et neutre tel que celui pour lequel Illyse s’engage permet à quiconque d’exprimer ses avis et ses positions, à égalité avec les autres ; contrairement au modèle classique, dans lequel le fait, pour Cédric Biagini, d’avoir trouvé un éditeur acceptant de publier son livre lui donnait un poids supérieur à celui de la plupart des gens, condamnés à recevoir passivement sa prose. Internet, est (aussi) ce qui m’a permis d’user de mon droit de réponse en vous proposant cet article.
L’outil informatique nous apporte de nombreuses possibilités ; à nous de faire en sorte de prendre du recul par rapport à lui et de rester maître de nous-mêmes.